La revolte des sardinieres, Charles Tillon |
La droite a toujours été handicapée par l’histoire. Née de
son opposition à la Révolution française, la droite a longtemps été obligée de
s’inscrire dans le cadre intellectuel de la gauche. Elle n’est essentiellement
qu’une contre-pensée, c’est pourquoi elle a avancé masquée. Elle souffre de sa
vocation, toujours confirmée dans le passé, de la défense des privilégiés.
Comme le disait André Siegfried : « appartient à la coalition de
droite tout ce qui s’appuie directement ou indirectement sur l’église et le
château ». La droite, c’est le parti des possédants, de l’aristocratie
d’hier et de la bourgeoisie d’aujourd’hui. Les possédants : c’est la
propriété. C’est une complicité inavouable avec le privilège. On disait – et
c’est toujours vrai – que la droite n’avait pas d’idées, elle n’avait que des
intérêts.
La droite, dès l’origine, se construit contre la Révolution
française, en opposition avec ce qui fonde la République. Pour la droite,
« la Révolution est la marque d’une volonté de l’homme de s’affranchir de
la loi divine par la ruine de toute autorité » (Joseph de Maistre). Le
respect pour l’ordre établi, tenu pour intangible parce que naturel, et la
méfiance corrélative envers la volonté humaine de changer le cours des choses
constituent le soubassement de la pensée de droite. La société est-elle une
production des hommes ou l’œuvre de Dieu ?
Ce n’est donc pas sans raisons très profondes que le rapport
à la religion a si longtemps structuré le « peuple de droite ». Les
schémas mentaux issus de cette conception verticale et fataliste du monde ont
survécu à la baisse de la pratique religieuse. La gauche naissante, s’appuyant
sur les Lumières, a développé une philosophie radicalement antagoniste de la
vision traditionnelle et religieuse du monde.
Autre handicap historique de la droite : l’évolution
politique de la France au XIXe siècle a été marqué par l’échec successif de
tous les régimes de droite (Restauration de 1814-1830 ; monarchie de
Juillet 1840-1848 ; Second Empire 1851-1870) et par les succès répétés de
la gauche. La droite a souvent rasé les murs. C’est le parti des monarchistes,
des cléricaux, des pétainistes, des collaborationnistes. Et il n’y aurait plus
de clivage droite/gauche ?
On peut toujours discuter pour savoir si le régime de Vichy a
été dominé par les héritiers de la droite traditionnelle ou par une nouvelle
droite révolutionnaire. Toujours est-il que la collaboration a eu pour effet de
laisser une droite très largement déconsidérée à la Libération. Mais tous les
résistants, loin de là, n’étaient pas de gauche, ni tous les collaborateurs de
droite. Cependant, ce sont bien les élites conservatrices de droite qui se sont
massivement compromises dans le régime du maréchal Pétain. Ce n’est pas un
hasard si, à la Libération, 85 % des députés et 77 % des sénateurs de
droite se trouvaient « éliminés des combats électoraux », la classe
politique de droite était décapitée. Les conservateurs qui ont survécu à cette
époque ont été contraints de se réfugier dans la formation la moins à gauche de
l’époque, le Mouvement républicain populaire (MRP), issu de la mouvance
démocrate-chrétienne, pourtant enraciné à gauche. Il va dériver ensuite. A ce
propos, la tradition démocrate-chrétienne n’est jamais parvenue, en France, à
se forger un courant politique indépendant.
Pendant la phase gaulliste, la droite est à nouveau passé à
la trappe, de Gaulle ayant toujours nourri l’ambition de se hisser au-dessus
des deux camps, même si personne ne l’a jamais classé à gauche, et que beaucoup
l’ont classé à droite. Cependant, le gaullisme s’inscrit dans la tradition de
la droite bonapartiste. La droite, qui le haïssait, n’était pas vraiment aux
commandes. C’est pourquoi elle a promu Valéry Giscard d’Estaing. C’est
probablement à partir du revirement des principaux dirigeants du Parti
socialiste, en 1982-1983, que les notions de gauche et de droite ont été
remises en cause et leurs différences contestées. C’est ainsi que la raison
d’être de la gauche – la lutte pour l’égalité – a été perdue de vue alors
qu’elle reste pourtant une valeur universelle.
C’est le philosophe Alain qui a peut-être le mieux résumé la
situation, témoignant que ce débat n’était pas nouveau : « lorsqu’on
me demande si la coupure entre partis de droite et de gauche, hommes de droite
et hommes de gauche, a encore un sens, la première idée qui me vient est que
l’homme qui pose cette question n’est certainement pas un homme de
gauche ». Quoiqu’il en soit, la distinction traditionnelle entre droite et
gauche n’a jamais été autant contestée que ces dernières années : elle
aurait fait son temps ; elle n’aurait plus de sens ; les différences
qui méritaient des appellations distinctes se seraient effacées... Il ne
s’agirait plus que d’ « épaves idéologiques », nous serions entrés
dans une « société d’ambidextres » : la droite et la gauche
n’existeraient plus. C’est pourquoi un rappel historique apparaît nécessaire.
Des interrogations, et même des affirmations péremptoires sur
la pertinence du maintien de la distinction droite-gauche, sont apparues au
début des années 80 à l’échelle mondiale. Certes, en France, elles sont liées
au revirement de François Mitterrand en 1982-1983, alors qu’à l’échelle
mondiale elles ont été encouragées et provoquées par la mise en œuvre des
politiques néolibérales, et amplifiées par les bouleversements qui ont entrainé
la disparition du communisme en Europe de l’Est à partir de l’automne 1989.
Il faut aller au-delà de ces simples constats, et se demander
pourquoi il est devenu relativement banal d’entendre dire qu’il n’y avait plus
de différences entre droite et gauche.
Une première « explication » s’appuie sur la
prétendue « crise » ou « fin » des idéologies. C’est
Raymond Aron, condisciple de Jean-Paul Sartre, et « déconstructeur »
du marxisme, qui utilise le premier cette expression en 1965 dans Essais sur
les libertés. Il veut dénoncer le caractère « totalitaire » des
idéologies et partis politiques qui prétendent disposer d’une lecture globale
du monde. Il vise évidemment le marxisme, considérant que le libéralisme est
« anti-idéologique ». Il ne remet pas en cause le conflit des idées
ou le choc des tempéraments et considère qu’il y a toujours eu et qu’il y aura
toujours « des opportunistes et des rebelles, des modérés et des violents,
des conservateurs qui craignent le changement et des réformateurs qu’indigne
l’imperfection du réel ». Il veut marquer son scepticisme à l’égard des
systèmes globaux d’interprétation du monde historique au nom desquels un parti
se croyait investi d’une mission et voué à la destruction de l’ordre existant
et à l’édification d’un ordre radicalement autre. La disparition de la zone
soviétique, qui a touché la social-démocratie, a conduit à parler, dans la même
lignée, de « fin de l’histoire », puisque plus rien ne venait
concurrencer le capitalisme. Les pays communistes, en effet, avaient été
présentés comme l’irrésistible avancée de la gauche dans l’histoire.
En réalité, les idéologies sont plus vivantes que jamais. Par
exemple, rien n’est plus idéologique que l’affirmation de la « crise des
idéologies » ou de la « fin de l’histoire ». Par ailleurs,
gauche et droite ne désignent pas simplement que des idéologies, mais renvoient
à des programmes opposés sur de nombreux problèmes, à des divergences
d’intérêts et d’appréciation sur l’orientation à donner à la société. Ces
divergences existent dans chaque société, et on ne voit pas comment elles
pourraient disparaître.
Une seconde « explication » porte sur la
« mondialisation ». Dans un univers de plus en plus complexe, qui a
tendance à se rétrécir sous l’effet des nouvelles technologies de l’information
et des la communication, exposé à des risques communs comme le réchauffement
climatique, la conscience d’habiter dans un « village planétaire »
rendrait obsolète la séparation trop nette entre deux parties opposées. Les
problèmes ne pourraient plus être posés en termes d’antithèses, d’alternatives,
de conflits, mais de consensus. C’est ce que Margaret Thatcher avait
parfaitement bien résumé avec son fameux « There is no alternative ».
En réalité, quand nous parlons d’hommes politiques, nous n’avons aucune
hésitation à les classer à gauche ou à droite, preuve que la distinction est
toujours présente et visible.
La distinction droite-gauche possède une longue histoire qui
va bien au-delà de l’ancienne opposition entre capitalisme et communisme. On
l’observe dès 1672 pour désigner les parties d’une assemblée en Angleterre, à
propos de la répartition des communes : « à la main droite du Roy et
à la main gauche du Roy ».
Cette organisation entre droite et gauche, en France, date de
la séance de l’Assemblée constituante du vendredi 28 août 1789. Les Etats
généraux, en effet, s’étaient transformés par le processus révolutionnaire, en
Assemblée nationale constituante. Le protocole de cette assemblée, issu de
l’ancienne monarchie, avait fait siéger du côté droit, réputé le plus
honorable, les députés des ordres privilégiés, et du côté gauche les députes du
tiers état, qui étaient des roturiers ou des bourgeois (dans le langage
religieux, les bons sont assis à la droite du Père et les mauvais à Sa gauche).
Ce jour-là, l’Assemblée devait se prononcer sur le veto, c’est-à-dire sur la
possibilité offerte au roi d’annuler un vote de l’Assemblée. Les partisans du
veto allèrent s’assoir à droite du président ; ceux qui y étaient opposés
se regroupèrent à sa gauche. Cette séparation rendait plus facile le calcul des
voix dans le vote par assis et levé, qui avait été conservé.
La plupart des représentants des classes privilégiées étaient
naturellement en faveur du veto, car il symbolisait la poursuite du pouvoir
royal et correspondait au régime politique qui leur convenait le mieux parce
qu’il était le moins subversif : le pouvoir continuait à émaner du roi. De
manière opposée, la plupart des bourgeois voulaient un autre régime - à
l’époque une monarchie constitutionnelle -, plus égalitaire, plus ouverte
à l’activité économique, et préféraient donc le pouvoir de l’Assemblée, où ils
étaient en force, à celui du roi.
Même si elle revêt une partition spatiale, cette distinction
entre droite et gauche avait un contenu de classe dès son origine : à
droite, le conservatisme, ou au moins le minimum de changement, bientôt la
résistance à la Révolution ; à gauche, le progrès, le changement, bientôt
la dynamique de la Révolution.
Au-delà de la fluctuation du contenu du clivage gauche-droite
dans la période qui a suivi, il s’est imposé au début du XXe siècle avec
l’Affaire Dreyfus. Droite et gauche désigneront les deux France qui
s’affrontent passionnément sur des questions essentielles : la vérité, la
justice, la religion, la nation, la République, la révolution… Après la
victoire, en 1902, du « Bloc des gauches », et en 1924 du « Cartel
des gauches », le rôle de repère de ces deux expressions est
définitivement adopté.
Si on cherche à qualifier ce qu’il y a de plus essentiel
entre la droite et la gauche, ce qui caractérise la gauche avec le plus de
pertinence et qui lui donne sa raison d’être, au-delà de ses différentes
sensibilités, car il existe en réalité des gauches et non une gauche, comme il
existe des droites et non une droite, on trouvera la lutte pour l’égalité. Non
pas seulement la lutte contre les inégalités, mais à proprement parler la lutte
pour l’égalité.
De nombreuses définitions de la gauche et de ses différences
avec la droite circulent. Elles sont pertinentes, la plupart du temps, mais
découlent néanmoins toutes d’une valeur suprême : l’égalité. Même la
liberté ne peut être placée en équivalence avec l’égalité.
Pour caractériser ce qu’il y a de plus fondamental dans la
gauche, plusieurs valeurs sont souvent avancées :
Le trait caractéristique de la gauche est souvent présenté
comme la non-violence. Mais la gauche, dans certaines situations, comme la
Résistance lors de la Seconde Guerre mondiale ou dans des dictatures qui
empêchent les alternances pacifiques, peut être amenée à utiliser légitimement
la violence. De plus, accepter cette définition signifierait que, par
opposition, la droite, par construction, serait violente. Ce serait inexact,
car la droite, dans les régimes démocratiques, est tout aussi non-violente que
la gauche. On a même vu, dans certains cas, des gouvernements de gauche
réprimer des mouvements sociaux.
Autre trait caractéristique de la gauche : celle-ci
porterait l’émancipation individuelle et sociale, alors que la droite
représenterait la tradition. Cette distinction est parfaitement exacte, mais
l’émancipation comme la tradition se réfèrent avant tout à l’égalité.
L’émancipation vise à combattre les inégalités, alors que la tradition vise à
les conserver. Emancipation et tradition sont donc une conséquence de la lutte
pour l’égalité.
Nouveau trait caractéristique de la gauche : elle
relèverait du camp rationaliste et laïque, alors que la droite serait un
conservatisme avant tout religieux, ou à composante religieuse centrale. Même
si cette distinction est globalement pertinente, elle passe sous silence qu’il
existe une droite rationaliste et laïque, alors qu’il existe des
« chrétiens de gauche », même s’ils ne sont pas conservateurs et
qu’ils sont laïques.
Comme trait caractéristique de la gauche, on trouve aussi le
progrès – ne parle-t-on pas de « mouvements progressistes » ? –
alors que la droite serait symbolisée par le conservatisme – puisqu’on parle de
« mouvements conservateurs ». Cette opposition est tout à fait réelle
et pertinente, mais progrès et conservation découlent l’un et l’autre de la
position adoptée face aux inégalités. Un mouvement progressiste est un
mouvement qui lutte contre les inégalités, alors qu’un mouvement conservateur
s’y oppose.
Enfin, le dernier trait caractéristique de la gauche la
définit comme le parti des « classes inférieures », alors que la
droite représenterait les « classes supérieures ». C’est tout à fait
exact, la gauche se positionne bien de cette manière dans le rapport des
classes sociales. Mais encore une fois, cette distinction découle de l’attitude
face aux inégalités. C’est parce qu’elle lutte contre les inégalités, et
parfois même pour l’égalité, que la gauche représente les classes
« inférieures ». Et c’est parce que la droite s’oppose à une meilleure
répartition des richesses produite, qu’elle représente les classes favorisées.
Au total, c’est bien l’aspiration à l’égalité qui est la
raison d’être fondamentale des mouvements de gauche. Les oppositions
précédentes sont réelles, mais seul le couple égalité et inégalité est
fondateur, les autres ne sont que « fondés ». L’égalité est le seul
principe qui résiste au temps. Une refondation de la gauche doit repartir de ce
constat : l’égalité comme valeur cruciale.
On peut le vérifier par une analyse inverse, en recherchant
la caractéristique principale des mouvements de droite. C’est l’inégalitarisme.
Il ne s’agit pas, ici, de porter un jugement moral, mais d’identifier la nature
des mouvements de droite. Ces derniers estiment que les inégalités entre les hommes
sont non seulement impossibles à éliminer, ou alors en étouffant la liberté,
mais encore qu’elles sont utiles. Elles provoqueraient une dynamique incessante
pour l’amélioration de la société. Pour une personne de droite, et chacun
pourra prendre des exemples dans son environnement, l’égalité est comprise
comme l’égalitarisme, c’est-à-dire un nivellement. Les inégalités étant
naturelles, il serait vain de tenter de s’y opposer. Ce constat ne signifie pas
que la droite veuille conserver toutes les inégalités, par principe, mais que
la gauche est plus égalitaire qu’elle. D’un côté se trouvent à gauche ceux qui
pensent que les hommes sont plus égaux qu’inégaux, de l’autre, à droite, ceux
qui estiment qu’ils sont plus inégaux qu’égaux. L’homme ou la femme de gauche
considère que la plupart des inégalités qui provoquent son indignation et qu’il
voudrait voir disparaître sont d’origine sociale et en tant que telles
éliminables ; l’homme ou la femme de droite, au contraire, pense qu’elles
sont naturelles et donc inévitables.
La droite, comme l’a rappelé Nicolas Sarkozy pendant la
campagne électorale 2007, préfère l’ « équité », car c’est un concept
« autrement plus riche et porteur d’espérance ». En effet ! Pour
la droite, le remplacement de l’égalité par l’équité a pour fonction de
légitimer les inégalités. Car les inégalités seraient le résultat
« naturel » qui récompenserait le travail et le mérite. Dans le
système capitaliste, les inégalités sont une des conséquences souhaitées du
fonctionnement de l’économie capitaliste car c’est de là que vient le profit.
Sans inégalités : pas de profit ! Pour la droite, donc, l’inégalité
des conditions est compréhensible et acceptable s’il existe une véritable
égalité des chances. Si c’est le cas, les différences de position sociale
deviennent alors acceptables si elles dépendent du travail, du mérite et du
talent de chacun. Tout cela sera possible par l’éducation. Grace à l’école,
chacun échapperait au déterminisme social et se verrait offrir la chance de
réussir selon ses seuls mérites personnels… ceux qui n’y parviennent pas
n’auront qu’à s’en prendre à eux-mêmes, et ne méritent pas que la société fasse
plus pour eux.
On peut aussi vérifier le caractère central du principe
d’égalité pour la gauche en se demandant entre qui, en quoi, et selon quels
critères il faut l’égalité. La réponse est particulièrement simple : les
trois sources principales d’inégalités sont la classe, la race, et le sexe.
Ceux qui douteraient de la pertinence du clivage gauche-droite pourraient vérifier,
dans les faits, si les inégalités de classe, de race et de sexe avaient encore
une réalité. Quant à ceux qui pourraient s’interroger sur ce que sont devenues
les valeurs de gauche, ils devraient utilement revenir aux fondamentaux et se
dire qu’après tout une politique de gauche est celle qui combat avec
intransigeance les inégalités de classe, de race et de sexe.
L’obstacle majeur à l’égalité entre les hommes, qui constitue
historiquement l’un des thèmes principaux de la gauche, partagé par les
communistes et les socialistes, est la suppression de ce qui est apparu dès
l’Antiquité comme la source essentielle des inégalités : la propriété
individuelle. D’ailleurs, le « socialisme utopique », quand il décrit
les sociétés idéales fondées sur l’aspiration égalitaire, prône une société
« collectiviste », c’est-à-dire une société où tous les biens sont
collectifs. Rousseau inspire directement ces constructions intellectuelles dont
toutes les tentatives de réalisation se traduiront par l’échec. Rousseau est
encore à l’origine de la « Conjuration des Egaux » de Babeuf, en
1795, qui s’oppose à toute forme de propriété. L’une des premières mesures de
la révolution soviétique, en 1917, fut l’abolition de la propriété individuelle
de la terre et des entreprises. Les nationalisations ont longtemps fait partie
des politiques économiques proposées par les partis socialistes et communistes,
au nom de l’idéal égalitaire. La lutte pour l’abolition de la propriété,
individuelle ou des grands moyens de production et d’échange – intégrale ou non
– a toujours eu pour objectif, pour la gauche, de lever l’obstacle principal à
la réalisation d’une société d’égaux.
Mais la différence entre hier et aujourd’hui, c’est qu’on a
compris que l’égalité était une valeur relative et non absolue comme l’ont cru
les pères fondateurs des idées de gauche.
Il ne faut pas confondre la recherche de l’égalité et
l’égalité comme valeur absolue qui est l’égalitarisme, c’est-à-dire l’égalité
de tous et tout. Cette forme d’égalité, dans sa formulation la plus radicale de
valeur absolue, est le trait commun aux cités idéales des utopistes dont la
matrice est celle de Thomas More, pour qui « tant que la propriété
persistera, le fardeau angoissant et inévitable de la pauvreté et du malheur
pèsera toujours sur la partie de loin la plus nombreuse et de loin la meilleure
de l’humanité ». Des exemples historiques récents témoignent que la
suppression de la propriété n’est pas suffisante – très loin de là – pour
supprimer la pauvreté et le malheur. C’est pourquoi le slogan « tous les
hommes doivent être égaux » n’a qu’un contenu purement émotif, sauf à
répondre à la question « tous, vraiment tous ? », et d’offrir
une justification aux exceptions.
Précisément, l’égalité ne peut être qu’une valeur relative.
Elle dépend d’au moins trois variables : les sujets entre lesquels il
s’agit de répartir les biens ou les charges ; les biens ou les charges à
répartir ; le critère de répartition. En combinant ces trois variables on
obtient une multitude de types de répartition qui tous peuvent se dire
égalitaires bien qu’ils diffèrent notablement les uns des autres.
Les inégalités naturelles existent. Si certaines d’entre
elles peuvent être corrigées, d’autres ne peuvent être éliminées. Les
inégalités sociales existent aussi. Si certaines d’entre elles peuvent être
amoindries, d’autres ne peuvent être éradiquées. Même une inégalité naturelle
peut être sociale, du fait du hasard de la naissance dans telle ou telle
famille ou telle ou telle région.
Il ne faut donc pas entendre par lutte contre les inégalités
l’utopie d’une société où tous seraient égaux en tout, mais comme une tendance
fondamentale à corriger ce qui rend les hommes inégaux. Une politique de
l’égalité est celle qui tend à supprimer ou réduire ce qui rend les hommes et les
femmes moins égaux, à réduire les inégalités sociales ou à rendre moins
pénibles les inégalités naturelles.
L’égalité est l’idéal supérieur et ultime de la gauche, car
elle est la condition d’une société juste et heureuse. Elle est habituellement
associée à l’idéal de liberté, considéré lui aussi comme suprême ou ultime.
Pour certains, c’est la liberté qui constituerait l’élément de mobilisation le
plus fort de la gauche. D’autant que l’histoire a donné l’exemple d’un système
social où la poursuite de l’égalité s’est faite aux dépens de la liberté ;
le collectivisme, s’appuyant sur l’étatisme, a produit une doctrine et une
pratique de type totalitaire. Quant au libéralisme, même s’il contient le mot
liberté, il ne conçoit celle-ci que sous l’angle de la liberté économique, sans
se préoccuper des inégalités qui en découlent.
Les deux concepts de liberté et d’égalité ne sont donc pas
symétriques et ne peuvent être mis sur le même plan, bien que devant être
articulés. Alors que la liberté est un statut de la personne, l’égalité indique
une relation entre deux entités au moins. Ainsi, dire que « x est
libre » a un sens, tandis que dire « x est égal » est dénué de
sens. La liberté est un bien individuel, l’égalité est un bien social.
On pourrait alors se demander si la liberté est de droite et
l’égalité de gauche. En fait, la liberté est aussi bien de droite que de gauche
et la distinction essentielle entre droite et gauche se trouve dans
l’importance plus ou moins grande attribuée à l’égalité. Prenons l’exemple d’un
mouvement de libération nationale au moment de la décolonisation. Ce qui fera de
ce mouvement de libération un mouvement de gauche, c’est la fin ou le résultat
qu’il se propose : abattre un régime despotique, fondé sur l’inégalité
entre le haut et le bas de l’échelle sociale. Ce n’est pas la liberté qu’il
veut donner à sa nation qui lui donnera des attributs de gauche. Car se libérer
de la puissance coloniale pour la remplacer par la domination d’une bourgeoisie
locale qui traitera les questions de l’égalité de la même manière que les
anciens maitres n’est pas une politique de gauche.
En outre, tout comme l’égalité, la liberté est une valeur
relative et non absolue. Une loi qui imposerait à tous les citoyens de se
servir uniquement des moyens de transports collectifs publics pour soulager la
circulation des villes lèserait la liberté de choisir son moyen de transport
préféré. Cette perte de liberté frapperait davantage le riche que le pauvre,
dont la liberté de choisir son moyen de transport, son école, ses vêtements,
est d’habitude limitée non par une décision politique, mais par une situation
économique interne à la sphère privée. Autre exemple : bien qu’il reste
beaucoup de chemin à parcourir, une plus grande égalité s’est installée entre
les époux à propos des tâches ménagères. Ceci résulte, d’ailleurs, davantage de
l’évolution des mœurs que de règles contraignantes. Mais ces nouvelles
obligations qui s’imposent aux maris restreignent, de fait, la liberté qu’ils
avaient autrefois.
L’égalité, c’est vrai, a pour effet de limiter la liberté,
tant du riche que du pauvre, mais avec une différence ; le riche perd une
liberté dont il jouissait effectivement, le pauvre perd une liberté
potentielle.
Droite et gauche ne se définissent pas par des contenus de
programmes mais par des constantes de positionnement dans des affrontements
variables de programmes, autour du combat central pour l’égalité et contre
l’inégalité.
Avant 1789, on distinguait les « patriotes », ou
les « nationaux » ou le « parti national » pour désigner
les partisans des réformes, c’est-à-dire la gauche, en oppositions avec les
« aristocrates », c’est-à-dire la droite. L’opposition entre
progressistes et conservateurs a également été utilisée. Les rouges contre les
blancs a été utilisée pendant plus d’un demi-siècle, de 1848 au début du XXe
siècle, afin de permettre la reconnaissance des camps.
Le Parti communiste français, nouveau parti révolutionnaire
issu de la scission de 1920 au congrès de Tours, renvoie dos à dos la gauche et
la droite, assimilées à « deux fractions de la bourgeoisie ». Lors de
la première grande consultation à laquelle il participe, en 1924, il dénoncera
le « bloc des bourgeois arrivistes » qui, sous l’étiquette de
« gauche », dispute les places au « bloc des bourgeois
repus ». Il affirmera : « capitalistes de droite et capitalistes
de gauche se valent » ; « la gauche n’est qu’un autre visage de
la droite, sous deux faces différentes, la tête reste la même ». Mais aux
législatives de 1928, avec un scrutin uninominal d’arrondissement avec second
tour, il se pose la question : maintien ou désistement ? Le PCF lance
le slogan « classe contre classe » pour l’opposer à la formule
républicaine « les rouges contre les blancs ». Il se maintient
systématiquement au second tour et provoque des triangulaires dont profite la
droite. Aux élections de 1932, la stratégie « classe contre classe »
montre ses limites : le PCF recule de 11,3 % à 8,3 %. Force est
de constater l’extraordinaire prégnance de la notion de gauche.
Pourquoi, parmi toutes ces oppositions possibles, c’est
finalement celle entre la droite et la gauche qui l’a emporté sur républicaines
et démocrates ; travaillistes et conservateurs ; socialistes et
bourgeois ; libéraux et progressistes ; l’ordre et le mouvement,
etc. ?
Parce que la topographie parlementaire est devenue le moyen
primordial par lequel les citoyens pensent en politique.
Parce que cela exprime la continuité des luttes ouvertes en
1789.
Parce que le suffrage universel crée un besoin
d’identification politique ou chacun est requis de se situer ; rouges et
blancs permettaient de simplifier le conflit et de reconnaître immédiatement sa
position dans ce conflit, mieux traduit, plus tard, par gauche et droite.
Parce que la démocratie a permis la domestication du conflit
par l’organisation de ses protagonistes à grande échelle et par la
ritualisation, dans les mots, de leur affrontement.
Cette capacité d’universel de l’histoire de France,
concernant les notions de droite et de gauche, ne comporte pas le moindre
mystère à propos de la fortune mondiale qu’elles ont connue. Pourquoi se
sont-elles imposées et comment ont-elles pu mobiliser des ressorts suffisamment
généraux pour provoquer pareil effet de reconnaissance ? Pourquoi droite
et gauche ont-elles désormais une vie indépendante de la matrice où elles se
sont primitivement développées ? Pourquoi ont-elles conquis la planète ?
Pourquoi sont-elles devenues des catégories universelles de la politique ?
Car gauche et droite désignent l’univers conflictuel de la politique depuis
plus de deux siècles, l’opposition des idéologies et des mouvements qui
divisent le monde. Ils sont antithétiques : réciproquement exclusifs et
conjointement exhaustifs. Exclusifs dans le sens qu’aucune doctrine ou aucun
mouvement ne peut être à la fois de droite et de gauche ; exhaustifs, dans
la mesure où un mouvement ou une doctrine ne peut être que de droite ou de
gauche.
Droite et gauche entrent dans l’universel car la droite
incarne le conservatisme et donc les inégalités, alors que la gauche représente
le progrès et la lutte pour l’égalité.
Il existe, bien sûr, des droites et des gauches, mais parler
de gauche reste valide, c’est récurrent, malgré les changements historiques et
les variations des critères d’égalité et d’inégalité. Certes, dans la confusion
actuelle, une partie de la gauche a renoncé à la lutte politique directe pour
l’égalité, et s’est repliée sur une lutte indirecte adossée à des valeurs
humanistes comme l’humanitaire, l’associatif ou l’altermondialisme. Autrement
dit, la question de l’égalité a été dépolitisée, elle ne relèverait plus du
combat politique mais du bénévolat et du bon cœur.
Tout ce qui permet de dépasser l’une des discriminations sur
la base desquelles les hommes ont été divisés en supérieurs et inférieurs,
dominateurs et dominés, riches et pauvres, maitres et esclaves, autrement dit
les différences de classe, de race, de sexe, représente une étape du processus
de civilisation. La poussée vers une égalité toujours plus grande entre les
hommes et entre les hommes et les femmes est irrésistible. La gauche n’a donc
pas achevé son chemin, elle l’a à peine commencé.
Pardonnez-moi, la source ici
ResponderEliminarhttp://www.m-pep.org/spip.php?article510